Le Sillon

 LE SILLON 

M. Henry du Roure fut longtemps le collaborateur de M. Marc Sangnier au Sillon. Depuis quelques années, M. du Roure semble s'être retiré de l'action : il la peut mieux juger. Sa réponse ne porte point seulement sur le mouvement catholique de la jeunesse, mais sur les tendances principales que notre enquête dégagea. Le ton un peu déçu de sa lettre — celle d'un aîné généreux dont les espérances faillirent — les réserves qu'il fait, valent d'être entendues. 

Regardons le jeune homme que vous avez dépeint. Certes, il ne nous fera pas regretter les « Intellectuels » de l'Affaire Dreyfus, complices de l'anarchie, professeurs d'antimilitarisme et d'anticléricalisme, pontifes de la Raison, de la Science et de l'Esprit critique. Il y en eut sans doute, et beaucoup, de généreux et de convaincus. Mais les autres ! On discernait trop aisément ce qu'il y avait d'insupportablement orgueilleux dans leur attitude, de haineux dans leur humanitarisme, d'envieux dans leur désir d'égalité, et souvent d'intéressé dans leur apostolat. On les a vus, après le triomphe, proscrire les vaincus et se partager le butin. Un si vilain spectacle a discrédité pour longtemps leur mysticisme rationaliste et anticlérical. Il est vrai de dire aujourd'hui que la patrie n'a jamais été plus aimée l'armée plus populaire, l'ordre plus souhaité, et même la force physique, la force brutale qu'ils incarnaient dans les « brutes galonnées » et dénonçaient avec toute la rancune d'êtres chétifs et rabougris, la force n'a jamais été plus honorée. Cette revanche est juste. Que des jeunes gens épris d'action se détournent des « enseigneurs de doute » à la Buisson, c'est à merveille. Mais, dans sa hâte de monter, la nouvelle génération — la « génération des ailes », dit M. Lavedan — jette du lest. Il reste à savoir si elle ne jette par-dessus bord rien d'essentiel. 

Ils sont avisés, pratiques, audacieux, courageux, peu sentimentaux, durs envers eux-mêmes et envers autrui. Ils ne lisent guère — et l’Auto de préférence à la Revue des Deux Mondes — saisissent mieux la beauté d'une 60 HP que celle d'un tableau ou d'une cathédrale, passent leur temps au grand air, connaissent l'hygiène et ignorent les passions désordonnées. Ils ont la fierté de leur corps, de leurs muscles vigoureux et de leurs gestes adroits. A les voir, dans leurs exercices, agiles, souples, débordants de vie physique, on songe à des chevaux galopant dans un pré. Ils voient la vie comme un combat, un beau combat à coups de poings, où ils apportent, avec une loyauté réelle et une endurance digne d'éloges, la férocité allègre d'un boxeur désireux de vaincre. 

On conçoit la sorte de fascination qu'exercent ces jeunes barbares sur les hommes d'étude et de travail solitaire. C'est l'effort joyeux opposé à la recherche douloureuse, l'insouciance aux angoisses de l'esprit, le grand soleil aux veillées sous la lampe, la joie de vivre à la tristesse de penser. « Le malheur, c'est la pensée... » Mais le bonheur mérite-t-il une telle abdication? 

Que nous réserve l'avènement de cette jeunesse avide, brutale et bien entraînée? Aura-t-elle la puissance de régénérer la République et le courage méritoire de se vouer à la tâche, pénible et nécessaire, de l'éducation politique? Elle préfère, semble-t-il, les vertus militaires aux vertus civiques, et son idéal serait plutôt Napoléon que Washington. Savez-vous que cela est inquiétant, pour le temps qui court? Le goût de l'action extérieure, de la gloire et de la guerre, de l'héroïsme et des héros, apparente nos jeunes gens aux officiers du premier Empire. Faudra-t-il, s'il ne tient qu'à eux, retomber pour un temps dans l'ornière bonapartiste? 

Et socialement?... Je ne crois pas — permettez-moi de vous contredire en ceci — que les jeunes gens cultivés aient beaucoup de sympathie pour le syndicalisme. Les théories de M. Georges Sorel en ont séduit plusieurs, dites-vous. Mais M. Sorel, désavoué d'ailleurs par la C. G. T., est un intellectuel et un dilettante. Une jeunesse réaliste se détourne des spéculations. Elle juge moins le syndicalisme sur un avenir hypothétique que sur un présent certain : l'anarchie ouvrière, le sabotage, la grève chronique, la propagande antimilitariste et néo-malthusienne, c'est-à-dire l'industrie paralysée, l'ordre menacé, la patrie affaiblie. L'ordre, la patrie ! C'est de quoi émouvoir nos jeunes camarades. Patrons ou ministres, je gage qu'ils ne seront pas tendres pour la C. G. T. ; et ce n'est pas l'éloquence de M. Jaurès qui aura prise sur leurs esprits... Il se pourrait, s'ils l'emportent, que leur règne fût une dure réaction bourgeoise, dont les lendemains seraient à redouter. 

Le plus puissant motif d'espérer, s'il faut vous dire toute ma pensée, je le place dans cette renaissance catholique que vous avez justement signalée. Mais entendons-nous bien. Nous avons eu jadis le néo-christianisme, dont M. Henry Bérenger, je crois, était l'un des adeptes ; c'était, disait-on, l'esprit sans la lettre, la charité sans le dogme, la religion sans l'église. Vous savez ce qu'il en est advenu. Le danger serait pire, mille fois pire, d'une religion tout extérieure et tout humaine, à laquelle on ne demanderait qu'une contrainte pour la masse, un appui pour l'ordre social. Vous connaissez « l'orthodoxie » de certains athées, le « je suis Romain » de M. Maurras. Dieu nous préserve, passez-moi ce barbarisme, d'un catholicisme paganisé! Heureusement, il s'agit ici d'une renaissance proprement religieuse ; il s'agit d'adhésions profondes et sans réserve à la morale et aux dogmes catholiques. Vous notez qu'à l'École normale, près d'un tiers des élèves sont des catholiques pratiquants... fidèles aux prescriptions de l’Eglise. Nous ne nous trouvons donc pas en présence d'un courant superficiel, d'une mode 

passagère ; la foi, quand elle naît ou se conserve, agissante et réfléchie, dans des cœurs de vingt ans, présente d'autres garanties de durée qu'un enthousiasme plus ou moins artificiel pour le classicisme et contre les « métèques », ou même qu'un patriotisme momentanément exalté par les circonstances. Je pourrais ajouter que cette renaissance religieuse, on l'observerait également dans d'autres milieux : ainsi, sur la jeunesse ouvrière, l'action des patronages catholiques est puissante et continue. A cet égard, l'œuvre du Sillon fut extrêmement féconde. Il a contribué, plus qu'aucun autre groupement peut-être, à donner aux jeunes ouvriers, en même temps qu'à de jeunes bourgeois, la fierté d'être chrétiens et la volonté d'être apôtres. 

Or, dans le catholicisme intégral et authentique, cette merveille d'équilibre, il y a sans doute l'ordre, la tradition, une admirable discipline individuelle et sociale ; mais il y a aussi l'idéalisme passionné, le sens de l'universel et de l'absolu, le mysticisme, la douceur évangélique, la charité fraternelle, dont il serait à craindre que les générations nouvelles ne fussent un peu dépourvues. Car par quelque voie qu'on s'achemine vers l'Église universelle, on y trouve, en arrivant, le même Dieu, les mêmes enseignements entre lesquels on ne peut choisir, la même doctrine qui ne se laisse pas mutiler. 

Là est, à mon sens, le grand problème : verrons-nous s'épanouir, dans un avenir plus ou moins proche, la renaissance chrétienne qui s'ébauche ? Je suis de ceux qui le souhaitent passionnément. Je le souhaite parce que je suis catholique ; mais aussi, pour demeurer sur le terrain même que vous avez choisi, parce que je place en elle notre plus grande espérance patriotique et sociale. 

SOURCE

Agathon, Les jeunes gens d’aujourd’hui, le gout de l’action, la foi patriotique, une renaissance catholique, le réalisme politique, Paris, Plon-Nourrit, 1919.

https://archive.org/details/lesjeunesgensdau00agatuoft/page/239