Bernadette et Jeanne d’Arc
par
Henry DU ROURE
Un renouveau d’admiration fervente et de reconnaissance ramène depuis quelque temps les Français sous la bannière de Jeanne d’Arc. Même les fils de Voltaire se proclament les dévots de celle que Voltaire a si bassement, si salement injuriée. Il n’a pu ternir l’auréole de la Pucelle, et ses ricanements haineux n’ont pas eu prise sur cette réputation sans tache. Le serpent s’est usé les dents sur la lime. Aujourd’hui le génie malin et destructeur de l’homme au « hideux sourire » subit cette humiliation suprême d’être recueilli en héritage par la plus sotte et ridicule engeance : quoi de plus pitoyable, de plus suranné, de plus épais, à présent, qu’un Voltairien ?... Tandis que l’appel immortel de Jeanne résonne au cœur même du pays, réveille son âme généreuse et noblement guerrière, et semble annoncer le retour de la foi, de l’héroïsme et de la gloire.
Pendant qu’on la fête, et que des cortèges de jeunes gens jettent des fleurs sur ses statues, des foules innombrables, animées d’une confiance plus invincible encore, d’une piété plus naïve et plus tendre, se pressent autour d’une grotte où les appela, il y a cinquante ans, une autre fille de France, Bernadette.
Comme Jeanne d’Arc, Bernadette Soubirous est un intermédiaire entre ce monde et l’autre, et plus particulièrement entre notre pays et ses protecteurs célestes. Seulement, si Jeanne d’Arc nous ravit, nous enchante par tous ses gestes et tous ses mots, si son histoire humaine est à la fois éblouissante et pathétique, au point de transporter d’enthousiasme et de pitié les plus incroyants, il n’y a rien de plus simple, et, en dehors de ses visions, de moins extraordinaire, de moins intéressant, à parler franchement, que la vie de Bernadette. Elle-même n’est pas, humainement, une figure bien attirante. Elle a quatorze ans, c’est l’aînée d’une pauvre famille, peut-être de la plus pauvre famille de Lourdes. De très braves gens, pieux, honnêtes, remarquablement désintéressés, ainsi qu’on le verra plus tard ; mais pour le moment on se défie d’eux, à cause de leur pauvreté. La petite Bernadette, d’une figure candide, point jolie, d’une intelligence médiocre, très ignorante – elle ne sait pas un mot de français – a été placée de bonne heure à la campagne. On vient de la rappeler pour qu’elle se prépare à sa première Communion. Elle est naturellement pieuse ; depuis longtemps elle prend goût à réciter son chapelet. Au reste, elle n’a guère fréquenté les catéchismes, et son ignorance s’étend à la religion comme à tout le reste.
Un matin du mois de février 1858, avec sa petite sœur Toinette, et une voisine, Jeanne, elle va ramasser du bois au bord du Gave. Un instant séparée de ses compagnes, elle entend un grand bruit, comme un coup de vent ; elle regarde auprès de la Grotte, les branches d’un gros rosier sauvage sont vivement agitées, et voici que, dans une douce lumière, un nuage d’or, lui apparaît une jeune fille qui la rassure d’un sourire et d’un signe de croix. Vêtue d’une longue robe blanche, que serre à la taille une ceinture bleue, la Dame inconnue égrène un chapelet aux grains blancs, à la chaîne d’or. Bernadette s’unit à sa prière. Au dernier Gloria Patri, l’Apparition s’évanouit.
Bernadette se heurte d’abord à l’incrédulité générale. Ses parents sont très mécontents et s’ils lui permettent de retourner à la Grotte trois jours plus tard, c’est afin qu’elle s’assure elle-même qu’elle a rêvé. Mais la Dame est toujours là, et cette fois Bernadette est ravie en extase ; tant que dure sa vision elle est étrangère à tout ce qui l’entoure. Ses compagnes effrayées lui parlent en vain, la prennent par le bras sans qu’elle s’en aperçoive. Enfin, avec l’aide d’un jeune homme de 28 ans, elles l’arrachent difficilement de la Grotte. La mère Soubirous, fort mécontente, accourt ; si on ne la retenait, elle frapperait sa fille.
Et les apparitions se succèdent. Une foule maintenant vient à la Grotte sur les pas de Bernadette, si bien que l’administration s’émeut. Le chef du Parlement convoque Bernadette ; comment cette petite paysanne ignorante oserait-elle lui tenir tête ? Mais elle lui répond avec une fermeté tranquille.
– Avez-vous l’intention de retourner chaque matin à la Grotte ?
– Oui, Monsieur, je l’ai promis.
– Les sœurs de l’Hospice vous disent que votre vision est un rêve. Vous pourriez rester chez vous, au lieu de faire courir les gens à la Grotte.
– J’ai trop de joie quand je vais à la Grotte.
– Prenez garde, on dit que vos parents espèrent quelque profit de vos visions. Vous vous exposez à être condamnée sérieusement.
– Je n’attends aucun profit en cette vie.
– Si vous mentiez, vous seriez punie.
– Je n’ai jamais menti à personne.
Le commissaire de police la menace de la prison sans rien obtenir. Lors de la huitième apparition, c’est le maréchal-des-logis de gendarmerie qui intervient : « Que fais-tu là, petite comédienne ? Et dire qu’en plein XIXe siècle, on voit de pareilles sottises !... » ajoute le gendarme, qui a des lettres et de la philosophie. Mais la petite ne semble pas le voir ni l’entendre.
Lors de la dixième apparition, Bernadette, sur l’ordre de la Dame, creuse avec ses mains la terre, d’où jaillit la source miraculeuse. Et maintenant, le peuple, transporté d’espérance et de foi, accourt en foule. Le dimanche 28 février, deux mille personnes se pressent aux abords de la Grotte lorsqu’y arrive Bernadette, s’agenouillent sous la pluie, baisent comme elle la terre détrempée.
Il faut que ce scandale cesse !... Et cette fois c’est le juge d’instruction qui fait comparaître l’enfant : « Je te ferai mettre en prison ! » Elle persiste dans sa résolution tranquille.
Voici le curé de Lourdes qui intervient. Lui non plus, ne croit pas à l’Apparition. C’est un homme grand et fort, violent, autoritaire. Lui aussi, il gourmande rudement Bernadette, la raille, la menace... Mais rien ne la dissuadera d’aller à la Grotte, quinze jours de suite, comme le lui a demandé la vision, qui enfin se nomme : « Je suis l’Immaculée-Conception », demande qu’on bâtisse une chapelle sur la Grotte, et qu’on y vienne en procession.
Qui ne connaît la suite, la merveilleuse, ou pour parler le langage d’un des plus savants historiens de Lourdes, M. l’Abbé Moniquet, la « divine histoire » de la Grotte de Massabielle 1 ? En vain le clergé et l’Administration ont opposé leur incrédulité aux affirmations de Bernadette, avec une obstination qui eut justement pour résultat d’éprouver sa sincérité. Ils se rendent à l’évidence. L’évêque enfin nomme une Commission, dont les consciencieux travaux durent trois ans, et, le 18 janvier 1862, il prononce enfin ce jugement solennel : « L’Immaculée Marie, mère de Dieu, est réellement apparue à Bernadette Soubirous le 18 février 1858 et jours suivants. » Désormais, statues, cryptes, basiliques vont s’élever au lieu de l’apparition ; les chemins sont tous grands ouverts aux fidèles qui ne cesseront de s’y précipiter ; chaque année aura sa moisson de miracles. Il faut lire le beau livre de M. Moniquet, il faut dénombrer avec lui les pèlerins accourus depuis un demi-siècle, non seulement de tous les diocèses de France, mais de tous les pays du monde. Lourdes est un des plus célèbres lieux de pèlerinage que la chrétienté ait connus.
Mais Bernadette ? Sa vie s’achève sans éclat. À seize ans, elle est admise comme pensionnaire parmi les orphelins de l’hospice de Lourdes ; six ans après, elle entre à l’Institut des Sœurs de la Charité de Nevers ; elle y meurt à trente-cinq ans.
Son activité humaine est presque nulle ; elle n’a fondé aucun ordre ; elle n’a laissé aucun écrit. Ainsi on a bien vu qu’elle n’était pas ambitieuse, capable d’imposture, pour servir ses desseins orgueilleux. Encore bien moins peut-on l’accuser de calculs intéressés ; ni elle ni sa famille n’ont jamais consenti à accepter aucun don. Enfin, est-ce une malade, une hallucinée ? Mais rien de plus raisonnable et de plus paisible que sa vie ; si ses extases de Lourdes étaient dues à des phénomènes nerveux, comment ne se seraient-elles jamais reproduites ?
Non, Bernadette n’est qu’une intermédiaire, et un témoin. Comme Jeanne d’Arc, elle nous répète un appel céleste ; elle nous relie en quelque sorte au surnaturel. Mais à cela se borne son rôle ; elle n’agit pas elle-même, et, après ses dix-huit visions, rentre dans l’ombre, attentive seulement à rendre à la Dame de Massabielle un fidèle témoignage, et d’ailleurs importunée par les marques de vénération dont elle était parfois l’objet.
Ôtez le surnaturel : l’histoire de Bernadette demeure inexplicable, tout à fait incompréhensible. Au contraire, ne vous bouchez pas les yeux, consentez à voir les faits tels qu’ils sont, c’est-à-dire avec tout ce qu’ils comportent d’intervention divine ; et cette histoire s’éclaire, illumine d’une éblouissante clarté les destinées de notre pays, voué à la plus haute, à la plus chrétienne mission, et tour à tour sollicité, châtié, encouragé par la Providence.
Qu’il est beau, notre passé, pour ceux qui savent ne le point mutiler, et laissent toute leur signification profonde et surnaturelle au baptême de Clovis, au régime évangélique de Saint Louis, aux Voix de Jeanne d’Arc, aux Visions de Bernadette !... Et sur cette terre, toute arrosée de surnaturel, le matérialisme étendrait son linceul ? Le divin cesserait d’y fleurir ?... Allons donc !
Henry DU ROURE,
extrait d’un article paru dans La Démocratie,
le 10 juillet 1913.
Recueilli dans
Anthologie des meilleurs écrivains de Lourdes,
par Louis de Bonnières, 1922.
http://www.biblisem.net/etudes/durobern.htm
Note
1 Abbé Paulin MONIQUET : La Divine Mission de Notre-Dame de Lourdes. Histoire complète des évènements depuis la première apparition de la T. S. Vierge jusqu’à nos jours. Un fort volume de 875 pages. Paris. Librairie des Saints-Pères.